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Dans une de ces amusantes chroniques qu’il dépose, au gré de sa verve féconde, le long des colonnes des grands journaux parisiens – et dont la fantaisie gouailleuse n’est pas toujours d’une parfaite innocuité, notre facétieux confrère Grosclaude , qu’on dit impayable, quoi qu’il soit très bien payé, a émis dernièrement, au sujet de l’origine de la Race noire, quelques réflexions qui ouvrent un vaste horizon à la méditation.
C’était à propos de l’inquiétante révélation de Mgr Turner, qui a jeté dans un émoi si profond la pseudo-aristocratie des Etats-Unis où, sur le fumier incomparable de l’orgueil, s’épanouit si librement le préjugé de couleur, cette triste fleur de la bêtise humaine.
On sait que l’éminent président de la Société africaine des Méthodistes épiscopaux, qui jouit de la plus grande autorité en Amérique, a en effet déclaré, en se basant sur de nombreux faits scientifiques empruntés à la géologie et à l’anthropologie, que nos premiers parents, Adam et Eve, devaient être de race nègre.
Cette opinion autorisée, que plus d’un, en frémissant, qualifie de subversive, donne positivement la chair de poule à ce pauvre Grosclaude ; le terrible chroniqueur l’accable de facéties d’une meurtrière ironie et, finalement, formule cette conclusion, qui est probablement l’expression des sentiments de la plupart des coryphées de la presse parisienne :
« Que Mgr Turner y prenne garde : l’arbre de la science a encore des fruits auxquels un prélat ne saurait toucher impunément, et il ne saurait en cueillir longtemps sans être chassé de l’Eglise méthodiste par un archange, avec ou sans glaive de feu.
Et puis, la force de la tradition est si puissante, que toute l’anthropologie du monde ne saurait faire oublier à la pieuse Amérique la légende biblique du Paradis perdu, comme l’a chantée Milton – qui, d’ailleurs, était aveugle, et cela restreint singulièrement son autorité dans cette affaire de couleurs, sur laquelle il ne faut pas discuter. »
Tant que leur véracité scientifique n’aura pas été universellement reconnue, les révélations de Mgr Turner ne peuvent évidemment être d’aucun secours à ceux qui, comme nous, travaillons à faire passer dans les mœurs ce respect de l’individualité noire que les lois ont édicté.
Mais s’ensuit-il pour cela qu’il faille laisser les choses en l’état et permettre que des hommes continuent à poursuivre d’autres hommes d’un dédain aussi ridicule qu’odieux, uniquement parce que ceux-ci ont une peau plus ou moins bronzée, tandis que ceux-là l’ont plus ou moins blanche ? N’en déplaise à Me Grosclaude, il importe de soumettre cette question de couleurs à une nouvelle discussion, d’où sortira peut-être un jugement définitif que les esprits impartiaux adopteront comme étant le reflet le plus fidèle de l’immuable vérité et de l’éternelle justice.
Il y a quelque deux cents ans, le philosophe Kant, que l’on considère avec raison comme l’une des intelligence les plus radieuses qui aient illuminé la route du progrès scientifique, a signé cet arrêt douloureux, dans sa Critique du jugement :
« Les Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de l’insignifiant. Hume défie qui que ce soit de lui citer un seul exemple d’un nègre qui ait montré des talents… »
Plus près de nous, Louis Figuier a lancé cette affirmation ex cathedrâ :
« Sans doute, on pourrait citer beaucoup de nègres qui ont dépassé les Européens par la portée de leur esprit. Il ne faut cependant pas juger ici par des cas individuels, mais par l’ensemble. Or, l’expérience (?) a prouvé que les nègres sont inférieurs en intelligence à tous les peuples connus. »
M. de Quatrefages est encore plus dur, car son affligeante opinion proscrit même l’espoir d’un perfectionnement progressif :
« Tant qu’il existera des pôles et un équateur, des continents et des îles, des montagnes et des plaines, il subsistera, dit-il, des races supérieures et des races inférieures au point de vue intellectuel et moral. »
Enfin, M. Renan qui, hier encore, professait avec une maîtrise incontestée au Collège de France, M. Renan dans ses Dialogues philosophiques, a prononcé ce verdict écrasant :
« Le nègre est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le blanc. »
Voilà ce que la philosophie scientifique a enseigné jusqu’ici, par la bouche de ses plus illustres représentants ; voilà ce que les demi-savants recueillent en Europe comme parole d’Evangile et qu’ils transmettent pieusement aux ignorantins de la masse populaire.
Et bien, le moment nous semble venu de demander la révision de ce grand procès !
Un Haïtien de haute valeur, M. Anténor Firmin, a déjà, dans un livre inappréciable dont M. Frédéric Passy a fait un brillant éloge à l’Académie des Sciences morales et politiques, réfuté scientifiquement tous les arguments produits par les négrophobes du passé et du présent pour justifier l’inepte préjugé de couleur.
Nous avons pensé, pour compléter cette œuvre, qu’il serait utile et intéressant de recueillir l’opinion de tous les hommes éminents de notre époque et de réunir en volume leurs appréciations sur la perfectibilité de la race calomniée et méprisée.
Ce sera le livre d’or de la race noire. […]